Aller sur l'eau:

Texte écrit en octobre 2003 ( pour "Parade", revue publiée par l'école des beaux-arts de Tourcoing, dans un ensemble portant le titre : « aimer ça »), Ce texte a ensuite été modifié pour une lecture à voie haute accompagnant un montage (en fondu-enchainé) de photos, peintures et dessin  (Beaux-Arts du Mans, 2004).

 


Aller sur l'eau

 

Solitude, récif,étoile;

A n’importe ce qui valut

Le blanc souci de notre toile.

Mallarmé, Salut.

 

Le plaisir, c’est simplement d’aller sur l’eau, là où l’on n’a rien à faire : il y a de la transgression dans cet acte, ce désir-là, de se déplacer sur l’eau grâce au vent, à l’air, l’autre élément inaccessible, que l’on capte et dirige avec un jeu de voiles semblables à des ailes. Vent et eau qu’un ancestral et opiniâtre savoir-faire nous apprend à conduire selon notre voie, appuyant une force contre l’autre, combinant une forme avec un geste, construisant un équilibre toujours réévalué entre vitesse, stabilité, gain au vent, avec un sentiment d’aisance d’autant plus vif que c’est notre seule adresse et notre seule force qui suscitent cet élan.

Vers l’horizon : bien sûr, on sait que toujours ça recule, mais ce n’est pas une raison pour n’y pas aller voir. Car cela change : parfois imperceptible dans la bruine, ou plombé dans le calme mou et roulant d’une mer comme grasse avec des éclats métalliques, ou encore élargi, reculé soudain après la pluie, dans le scintillement du vent de NW, et ramenant le rivage, une île, à portée de regard.

Dialectique de l’espace, étroit, mesuré, structuré, encombré du canot, et de la béance marine que l’on sonde par le regard. La profondeur du paysage s’écrase en une ligne, tressée et complexe, que l’on déchiffre en épelant les amers, points remarquables qu’il faut nommer et désigner sur la carte, puis aligner ou encore relever pour, par ce jeu de regards, transformer la sensation d’être simplement présent au monde en la (presque) certitude d’un « je suis ici » sur l’espace abstrait de la carte. Savoir où l’on est : une question de point de vue.

Naviguer, c’est se déplacer sur l’élément liquide, mobile et changeant. D’où la nécessité d’y organiser un jeu de repères : naviguer, c’est tracer sa route, corriger la dérive, etc. - toutes choses simplement techniques, mais aussi remplies d’échos graphiques, plastiques, qui tendent à formuler comme une géométrie poétique de l’espace maritime, celui où (comme on peut lire dans un manuel de navigation) « ce n’est pas le vent qui a changé de direction, c’est le paysage qui a tourné autour du vent. »

Horizon frontal.

On dit quelquefois qu’au large, on est « au milieu de l’assiette », c’est-à-dire au centre d’une étendue plate, d’un horizon circulaire. Mais seul le regard parcourt l’écart entre notre bord et cet horizon courbe, là-bas : ce que nous voyons à travers (per-spective) l’étendue, nous sommes toujours en dehors, et toujours en face. Ceci rejoint, pour moi, le point nodal de l’expérience picturale : un tableau également est une dimension où seul le regard pénètre, tandis que nous nous tenons « en dehors et en face ». Nous ne pouvons parcourir physiquement l’espace du tableau, pas plus que nous ne marchons sur l’eau : regarder l’horizon comme regarder une peinture, c’est poser l’œil sur un espace bi-dimensionnel, frontal, verticalisé. « Il vit dans la fenêtre une sorte de mur, une barrière de tôle d’un bleu noir : c’était la Méditerranée. Il était toujours étonné de voir la mer comme une chose verticale. » (A. Vialatte, Les fruits du Congo). C’est exactement cela que nous montrent les tableaux de Cézanne intitulés: La mer à l’Estaque.

Seul.

« … Là, je m’apparais tout différent, épris de la seule navigation fluviale… J’honore la rivière qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yole d’acajou, mais voilier avec furie, très fier de sa flottille. » ( Mallarmé, Lettre à Verlaine, 16 novembre 1885)

Satisfaction du bateau bien équilibré sous voiles, et qui taille seul sa route, barre attachée. Alors, aller à l’étrave pour regarder son canot comme du dehors, observer la voilure, l’espace entre les voiles, là où ça tire.

J’imagine que c’est bien un sentiment de satisfaction esthétique qu’a éprouvé Marin Marie, artiste et navigateur, lorsqu’il mit au point le système des « trinquettes jumelles », où la pression de l’alizé sur les voiles maintient ipso facto le voilier à son cap. Sentiment esthétique, car ce sont les mêmes notions : d’équilibre, de symétrie, d’économie des moyens et de respect du matériau (le vent !) - d’élégance, en somme.

Naviguant à la voile seul, je me construis une situation d’autonomie, précaire mais totale. Ne dépendre que de soi et ne pouvoir compter que sur soi, le savoir et le vouloir, énergie et fragilité, modestie et audace imbriquées, prudence et peur aussi parfois ; s’il y a danger, épreuve à venir, elle sera titanesque : affronter la mer, les éléments, ou soi-même. Poursuite du vent !

Me saouler d’un sentiment de liberté. D’être là. D’aller, vers l’horizon ouvert ou au ras des roches, entre les forces visibles et d’autres pressenties, sans autre chemin que le sillage au tableau arrière, et sans méditer de trace plus durable que celui-ci. Disponibilité du temps et de l’espace :

 

Elle est retrouvée !

-- Quoi ? – l’Eternité,

C’est la mer mêlée

Au soleil.

Arthur Rimbaud